► Togari noh pocato-li kani malo mani kano chi ka-baba ba-ba-nanaaaaa ! ◄

Hazel balança un caillou dans le lac avec un grognement de rage. Elle en avait marre, elle était à bout. Elle en avait ras le bol de s’enfuir, de vivre à l’écart sans personne à moins de 15 kilomètres autour d’elle, de passer ses nuits à dormir dehors, ses journées à chercher à manger et à boire, et son temps à penser à toute sorte de choses stupide. Et le tout sous forme Humaine uniquement. Merci, la vie !
Mais encore, tout ça, ça pourrait passer, s’il n’y avait pas sa tête. Sa tête lui faisait horriblement mal. Et elle savait pourquoi, et ça l’énervait encore plus. Elle était au courant des liens qui unissaient le Guérisseur à l’Alpha et aux Lieutenants du Clan.  Mais jamais elle n’aurait pu imaginer que ça serait aussi… Intense. Elle sentait ces liens. Mais elle n’en voulait pas. Elle ne voulait pas de quelqu’un dans son crâne. Et surtout, elle ne voulait pas qu’on la reconnaisse et qu’on la localise. Alors, elle ne faisait que repousser ces liens. Et plus elle lutait, plus son crâne menaçait d’exploser. Elle avait tellement mal qu’elle rageait sans arrêt.

-Liens de merde ! J’ai JAMAIS voulu de vous !

Non, jamais. Sans s’y être attendue, elle senti les larmes monter dans ses yeux. Ses jambes flageolèrent, et elle s’assit lourdement sur le sol de galet qui entourait le lac devant elle. Non, elle n’avait jamais voulu de ce Don. Elle ne voulait pas être Guérisseuse. Elle aurait voulu rester avec le Troupeau, avec sa mère, avec Mat’. Mais qu’est-ce qu’elle avait été stupide ! Comment avait-elle pu ignorer ce qui la liait au jeune Cerf ? Elle se serait bien jetée à l’eau elle-même. Maintenant, elle était coincée avec des liens dont elle ne voulait pas, avec des gens qu’elle ne connaissait pas, et dont la présence dans sa vie n’était pas souhaitée.
Une douleur soudaine lui vrilla les tempes. Elle prit sa tête entre ses mains et attendit, longtemps. Quand la douleur fut passée, elle se redressa lentement et se rassit confortablement sur la plage de galets. Elle saisit une pierre entre ses mains et commença à jouer avec. Elle fixa la surface du lac en face d’elle. Lisse et argentée, brillante sous le soleil. Peu à peu, elle se calma, et sa douleur s’apaisa un peu. Elle soupira profondément. Dans quelle galère venait-elle de se faire embarquer… ?
Elle renversa la tête en arrière, les yeux fermés. Puis elle réfléchit. Elle se sentait terriblement égoïste. Elle savait à quel point un Guérisseur était important pour le Clan. Et elle savait que, si le Don était venu à elle, c’était que l’ancien Guérisseur était parti… Et donc, elle était la seule à pouvoir lui succéder. Mais elle s’y refusait égoïstement. Elle ne pouvait pas retourner là-bas, avec tout le Clan, les gradés, les non gradés, les guerriers, les Changeformes civils, … C’était au-dessus de ses forces. D’autant plus qu’elle risquait de se retrouver nez-à-nez avec Eli…
Stop. Elle se releva d’un bond. Il ne fallait pas penser à ça. Elle devait continuer à marcher. Oui, mais pour aller où ? se contre dit-elle elle-même. Elle n’en savait rien. Elle se hâta de rassembler ses affaires dans son sac de voyage, puis elle se remit en marche. Il fallait qu’elle bouge, car plus elle restait longtemps au même endroit, plus elle avait de chance d’être retrouvée. Ou peut-être que je fonce tout droit dans la gueule du loup…

-Ha… Hazzy ?
Hazel se retourna d’un coup sec, faisant voler sa crinière blonde. Ses yeux s’agrandirent, son pouls s’accéléra, et ses jambes se mirent à trembler. Non. Non, ce n’était pas possible. Non ! Elle ne pouvait pas y croire. Eli. C’était Eli. Elle le reconnu tout de suite, même si les années l’avaient changé. Il était bien plus grand, et semblait bien plus fort. Le temps avait façonné son visage et son corps, le changeant en Homme. Figée et profondément choquée, elle ne remarqua pas tout de suite qu’il était nu. Ce qui signifiait qu’il venait de se métamorphoser. En Ours. Non, non, pas l’ours… Alors que les souvenirs l’assaillaient, sa tête lui fit soudain mal. Encore ces liens qui recommençaient. Ils tentaient de se connecter à elle, de se finaliser. Mais elle les repoussait encore. Elle serra les mâchoires et fronça les yeux,  trop paralysée pour bouger quoi que ce soit d’autre.
Eli ne semblait pas déterminé à s’avancer tout de suite. Et ça lui convenait très bien. Mais que faisait-il ici, bon sang ! Il n’avait pas autre chose à faire ? Il était sûrement Alpha et… Oh. Non. Non, non, non, non ! Mais comment avait-elle pu ne pas y penser ! Il était sûrement Alpha ! Et puisqu’elle était Guérisseuse... Oh, pourquoi la vie lui en voulait-elle autant ? Derrière ces liens qui voulaient tant s’accrocher à elle, le plus fort d’entre eux venait de l’Alpha. Et donc d’Eli. Si un jour elle devrait accepter ces liens – et elle commençait à se dire qu’elle ne pourrait pas vivre éternellement avec tant de douleur dans le crâne – elle devrait se lier à lui. Non. Elle ne voulait pas ! C’était injuste ! Pourquoi ! Ça aurait pu être n’importe qui, mais il a fallu que ça soit elle, et lui !
Alors que tous ses souvenirs d’enfance oubliés remontaient en trombe à la surface, elle commença à respirer rapidement. Il fallait qu’elle fasse quelque chose. Elle ne pouvait pas laisser Eli l’approcher. Elle devait s’enfuir, se cacher, le semer. Elle devait disparaître pour toujours. Elle préfèrerait se jeter dans le territoire des Ailés plutôt que de suivre le destin qu’on lui avait écrit sans lui demander son avis. Elle s’obligea à se calmer et à se ressaisir. Elle réfléchit à toute vitesse – Eli n’allait pas rester immobile jusqu’à la fin des temps. Si elle courrait, il finirait par le rattraper. Il fallait qu’elle se débarrasse de son sac, qu’elle coure sur une courte distance, et qu’elle trouve vite de quoi s’enfuir. Elle tenta de se remémorer le paysage qui l’entourait avant qu’elle ne se retourne en entendant Eli. Elle longeait le lac, l’étendue d’eau sur sa gauche, la forêt à sa droite. Elle savait que la région était peuplée de lacs de toutes tailles, mais ils n’allaient pas lui être d’une grande utilité. Réfléchis, Hazel…
Oui ! La falaise ! Elle avait remarqué une paroi rocheuse de taille raisonnable, juste après le lac. Elle pouvait l’atteindre et l’escalader assez rapidement, si elle trouvait le moyen de ralentir Eli. Elle devait agir vite. Elle prit une grande inspiration et, sans trahir ses intentions, elle balança son sac de toutes ses forces en directions d’Eli et se mit à courir, droit vers la petite falaise – ouf, elle était bien là ! – qui surplombait l’est de la rive. Elle y arriverait en quelques secondes, mais elle n’osait pas se retourner pour voir où en était Eli, car il y avait à peu près 54299,9% de chance qu’il soit juste derrière elle. Habituellement piètre coureuse, contrairement à sa forme animale, elle se surprit par la vitesse qu’elle atteignait sous le coup de l’adrénaline.
Arrivée à la paroi rocheuse, elle se jeta littéralement dessus, étonnée de ne pas avoir déjà été rattrapée par Eli. Le souffle court, elle se mit à grimper, escaladant plus vite que jamais. Elle se sentait à l’aide sur le mur de roche. Elle ne se retourna pas une seule fois pour voir où était Eli, se concentrant sur son ascension. Prise après prise, centimètre après centimètre, toujours plus haut. Et que ferait-elle arrivée en haut ? Eh bien… Elle se cacherait. Avec de la chance, elle grimperait plus vite qu’Eli – l’escalade était quand même un sport que peu de gens appréciaient, préférant le combat au corps à corps, ou se perfectionnant dans un plus large panel d’activités. Non, elle, c’était la grimpe, uniquement la grimpe, elle y avait passé ses journées, et elle adorait ça, car c’est ce qui l’aidait à se sentir libre et plus sereine. Alors, peut-être qu’avec un peu de chance, les hauteurs lui rendront service une fois de plus.

Elle ne put retenir un cri lorsqu’elle senti son corps basculer vers l’avant. Elle s’écrasa violement au sol et, bien que ses avant-bras amortirent sa chute, son souffle se coupa sous le choc. Elle avait l’impression d’être tombée de 50 mètre de haut à plat ventre. Il lui fallut quelques secondes avant de reprendre possession de son corps. Elle rampa au sol en même temps qu’elle agitait les jambes pour faire lâcher prise à son agresseur. Puis elle tenta de se relever mais, encore sous le choc et sortant d’un effort physique intense, elle trébucha et se retrouva à quatre pattes. Elle se retourna vivement sur le dos, appuyée sur ses coudes, pour faire face à Eli.
Elle avait l’impression d’être une proie à la merci d’un prédateur. Elle n’avait aucune échappatoire. Elle eut l’horrible sensation que son destin venait d’être scellé. Et Eli avait pris la forme de celui qui énonçait la lourde sentence. Il était devenu la cause de ce qui allait arriver. Et rien que pour ça, elle le détesta encore plus. Elle le fixa de ses yeux bleus, qu’elle sentait sur le point de s’embrumer de larmes. Sa vie allait s’écrouler sous ses pieds, et elle le savait.
Elle aurait voulu lui dire, lui hurler toute sa rage et sa colère, lui envoyer son désespoir en pleine figure. Mais elle était incapable de prononcer un mot. Et les liens, dans sa tête, continuaient de la malmener. Ils poussaient, encore et encore, contre les barrières qu’elle avait dressées. Ils l’appelaient, la supplier de les laisser entrer. Jamais ! Non, jamais. Jamais elle ne laissera Eli se lier à elle. Il était sorti de sa vie, et jamais il n'y rentrerait !
Une nouvelle attaque des liens, plus forte que jamais, lui enserra le crâne. Elle avait l’impression que son cerveau brûlait de l’intérieur. C’était horrible. C’était comme si son âme et son corps étaient compressés dans un espace terriblement petit. Alors, luttant contre cette attaque puissante, elle se recroquevilla sur elle-même, la tête entre ses mains, et hurla. Elle hurla de douleur, mais aussi de rage, et de tristesse. Elle hurla sa vie tranquille perdue, elle hurla son destin catastrophique, les amours qui lui avaient filés entre les doigts, la douleur assourdissante de son crâne, la colère qu’elle avait emmagasinée jusque-là. Elle hurla après le monde, après la vie, la mort, les liens, le destin, et Eli.

Non, elle ne voulait pas, elle ne voulait pas qu’il la touche. Elle voulait qu’il s’éloigne, loin d’elle. Mais elle ne pouvait pas le repousser. Elle avait si mal… Dans sa tête, et dans son cœur. Elle ne pouvait plus bouger. Juste attendre, impuissante, que tout se calme. Mais avec Eli à ses côtés, tout ne faisait qu’empirer. Même si son mal de crâne diminuait, elle se sentait de plus en plus mal. Le contact d’Eli fit ressurgir en elle des souvenirs d’enfance oubliés. Des souvenirs heureux, apaisants. Et ces souvenirs venaient se heurter de front avec ceux de cette fameuse journée, la journée du Loup. Et alors qu’elle était là, démunie face à la vie et à ses propres émotions, elle remit toutes ses actions passées en cause. Pourquoi avait-elle fuit, petite ? Pourquoi avait-elle quitté Eli ? Elle ne s’était jamais autorisée à prendre du recul. Depuis ce jour, elle s’était enfermée elle-même dans un souvenir morbide et terriblement sombre. Un souvenir que son âme d’enfant avait détourné. Mais aujourd’hui, en jugeant les évènements d'un œil neuf et plus mature, elle pouvait redonner son véritable sens à ce moment. Eli lui avait juste sauvé la vie. Elle ne connaissait pas encore la mort et la violence. Elle avait été terrifiée, et cette terreur l’avait obligée à fuir, puis plus tard, à s’entêter à se cacher d’Eli. Et sa vie entière avait été basée sur ça. Fuir, toujours. Fuir la mort, fuir l’amour. Fuir une vie après une autre, infiniment. Elle venait de recommencer en quittant le Troupeau, comme une lâche. Et elle recommençait en luttant contre les liens. Contre Eli. Au fond, peut-être qu’elle avait senti que c’était lui, et, sachant en plus qu’il se trouverait aux Trois Forêts, elle n’avait lutté que dans le but de le fuir, lui. Égoïste. Cela faisait 3 semaines qu’elle se cachait. Combien de morts y avait-il eu en 3 semaines ? Combien de gens avaient dû rendre leur dernier souffle parce qu’une idiote avait choisi la lâcheté ? Car au fond, elle n’avait simplement jamais été capable de faire face à son passé, et elle l’avait fui lui aussi. Faible.
Lâche, égoïste, et faible. C’était tout ce qu’elle était, et rien d’autre. Sans pouvoir se retenir, elle senti son corps secoué de sanglots, alors que les larmes coulaient sur ses joues. Mais quel genre de personne était-elle, finalement ? On la pensait douce et serviable, gentille et attentionnée.  Et c’était tout le contraire. Est-ce que le Clan méritait vraiment une Guérisseuse comme elle ? Non. Elle ne méritait pas son Don, et elle n’en voulait pas qui plus est. Et maintenant, Eli s'excusait. Alors qu'au fond, il n'y était absolument pour rien. Est-ce que sa réaction de petite fille stupide l'avait touché ? Est-ce qu'elle lui avait fait mal ? Elle en était certaine : elle n'était pas le Guérisseuse qu'il fallait au Clan. Mais elle était coincée avec ce Don, et elle était la seule.
Elle réalisa soudain, avec horreur, qu'il existait bien un moyen de libérer le Don. De l'envoyer chez quelqu'un de plus compétent. Elle n'avait pas encore accepter les liens. Un changement de propriétaire aussi rapide ne chamboulerait rien. Cette idée la fit frissonner. Pouvait-elle vraiment... ?
Oui.
Elle prit sur elle et s’obligea à se calmer. Une fois que ses pleurs furent apaisés, et qu'elle eu reprit le contrôle de son corps, et de son esprit, elle repoussa Eli. Elle resta cependant recroquevillée sur elle même, et ne leva pas sa tête encore pleine de larmes. Puis elle parla, d'une voix qu'elle aurait voulue beaucoup plus assurée et moins brisée.

-Vas-t-en. Laisse-moi.